« Histoire »NYMERIA — Eh Sora, pourquoi ils t'appellent comme ça ?
SORA — Comment ?
NYMERIA — Ben... "le bâtard", c'est pas comme ça qu'ils disent, là-bas ?
Perché sur ton rocher, tu baissas les yeux vers la fillette immergée dans l'eau, dont le regard céruléen te fixait avec curiosité. Ses longs cheveux de jais ondoyaient en suivant le mouvement des petites vaguelettes qui secouaient la mer, et ses bras pâles s'accrochaient fermement aux rochers qui bordaient le pied de la falaise. Tu haussas des épaules avec indifférence et t'allongeas sur la surface plate de la pierre, observant les nuages tachetant le ciel qui prenait petit à petit les couleurs du crépuscule.
SORA — C'est parce que j'ai pas de Papa.
NYMERIA — Et alors ? Moi non plus j'ai pas de Papa, et personne ne m'appelle comme ça.
SORA — Qu'est ce que tu veux que je te dise ? Mon oncle m'a dit que c'était parce que mon père avait violé ma mère avant de partir.
Un silence s'installa suite à cette déclaration. Vous n'étiez que des enfants à l'époque, âgés d'à peine huit ans, et pourtant vous étiez capables de discuter de ce genre de choses. Cela ne vous arrivait avec personne d'autre, car personne ne savait écouter comme vous le faisiez. Elle médita sur la chose, agita lentement sa ravissante nageoire dont les écailles saumon reflétaient à la perfection les teintes du soleil, et se retourna sur le ventre, pour attraper un coquillage qui flottait par-là.
NYMERIA — Partir où ?
SORA — Loin. C'est un pirate après tout.
Que pouvais-tu savoir ? Il était parti avant ta naissance, laissant ta pauvre mère se débrouiller seule. Tu aurais pu dire "heureusement qu'il y avait la famille" mais ce serait complètement hypocrite. Tes trois oncles avaient laissé tomber leur petite sœur, ton grand-père lui-même avait été prêt à payer le prix qu'il fallait pour un avortement, ainsi que le silence de tous ceux qui savaient. Mais pour une raison que tu ignorais, ta mère avait choisi de te garder, quitte à ce que ses frères et son père te haïssent. Mais du moment qu'
elle t'aimait, c'était le principal.
Tu avais vécu une enfance plutôt facile, si on oubliait le fait que chaque fois que l'un de tes oncles passait près de toi, tu avais le droit à un rappel de toutes les horreurs qu'avait pu faire ton père. Tes oncles étaient engagés dans la Marine, comme l'avait fait leur père une quarantaine d'années plus tôt. Leur haine envers les pirates s'était développée le jour où l'un d'entre eux avait tué ta grand-mère. Ton grand-père ne s'en est jamais remis, raison pour laquelle il chassait depuis tout ce qu'avait engendré la piraterie. Ses fils l'avaient vite rejoint, et sa petite dernière était devenue la princesse de la famille... jusqu'au jour où elle leur annonça qu'elle était enceinte d'un pirate.
Cet enfant était devenu un emblème de trahison. L'idée d'avoir le "rejeton de la vermine" dans la famille les horrifiait tous les quatre, père et fils. Mais ça n'était pas comme si elle en avait eu quelque chose à faire : pirate ou pas pirate, cet enfant était le sien, point barre. Tu grandis donc dans le quartier résidentiel où vivait la richissime communauté Carhays, cousins et cousines éloignés inclus. Le fait que tous les Carhays soient tous roux – c'était un mystère génétique – prouvait que tu n'étais pas complètement l'un des leurs. Encore une fois, c'était un des ainés de ta mère qui te l'avait fait remarquer, et ce jour-là tu venais de te bagarrer avec l'un de tes cousins. Évidemment, tu avais tout pris dans la figure sous prétexte que tu tenais cette violence de ta vermine de père. Tu avais choisi, suite à ça, de t'échapper des griffes de la nourrice et rejoindre la plage située à un peu plus de 500 mètres de ta maison. C'est alors que tu rencontras Nymeria.
Il y avait au bout de cette plage une petite falaise au pied de laquelle les rochers étaient étrangement plats sur le dessus. Tu avais pris pour habitude de venir ici dès qu'on te réprimandait, car tu haïssais être puni. T'enfermer dans ta chambre était une sentence horrible pour toi qui avait absolument besoin de liberté. D'ordinaire, cela se passait en journée ; tu ne venais jamais lors du coucher du soleil. Ce jour-là, les teintes du ciel étaient rougeoyantes, et alors que tu t'apprêtais à monter sur l'un des rochers, tu l'aperçus. Dos à toi, sa nageoire traînant sur la pierre, et des longs cheveux bruns cascadant dans son dos. C'était une sirène, ces créatures dont tout le monde parlait depuis quelques années déjà. Celles dont le chant hypnotisait les marins et, autrefois, les forçait à se jeter à la mer. Elle fredonnait une chanson que tu ne connaissais pas, mais d'une voix si particulière que tu ne pus t'empêcher de venir vers elle. La sirène ne t'avait pas vu, et c'est quand tu t'approchas un peu trop près qu'elle se retourna et, prise de panique, t'emmena au fond de l'eau.
Ce n'était pas sa faute. Elle était jeune encore, et sa mère lui avait longtemps répété de faire attention aux hommes, qui étaient des "créatures perfides qu'il fallait noyer avant qu'il ne te fasse du mal" comme elle le répétait si souvent. Tu te rappelles Sora ? Tu avais failli y passer ce jour-là, mais heureusement pour toi une vague énorme vous emporta tous les deux sur la plage, rendant innoffensive la sirène. Tu eus à peine le temps de reprendre ton souffle qu'elle tenta de regagner la mer, mais tu eus le réflexe de lui sauter dessus pour la maintenir à la surface. Vous n'étiez que deux pauvres enfants apeurés ce jour-là, mais vos caractères teigneux reprirent vite le dessus.
SORA — T'es complètement barrée ! T'as essayé de me noyer !
Elle t'avait répondu avec un regard chargé de haine, et tu avais commencé à lui dire qu'elle était folle, qu'elle n'avait rien dans le cerveau pour avoir essayé de le tuer sans se poser de questions. Alors elle s'était mise à hausser le ton, dire que tous les humains étaient des brutes, que tu n'avais pas le droit de la dénoncer ou elle te ferait la peau. Agacé par ses dires infondés, tu avais fini par la lâcher, et elle avait replongé dans l'eau sans se retourner ni même te remercier de ne pas avoir fait d'elle un sushi. Tu avais vu une sirène, t'étais disputé allègrement avec elle... mais bizarrement, ça avait été normal pour toi. En même temps, à huit ans... on ne se rend pas forcément compte de la chance qu'on a. Alors tu étais rentré chez toi les mains dans les poches, et l'avait raconté à ta mère. Évidemment, elle ne t'avait pas cru ; mais on n'allait pas lui en vouloir, tu avais toujours été très imaginatif de toute manière.
Cet épisode de ta vie changea un peu ta vision des êtres aquatiques. En classe, on t'avait appris qu'elles étaient belles et gracieuses, qu'elles possédaient une voix enchanteresse et qu'elles pouvaient forcer les hommes à se jeter à l'eau pour elles. À partir de ce jour, tu hurlas au mensonge au sujet de ce que disaient les livres. « Elles ont pas besoin de leur voix pour vous noyer ! » répétas-tu, agaçant au plus haut point ton professeur qui n'avait jamais eu l'occasion d'en voir aucune. Hélas, personne ne crut le petit bâtard, et tu finis par laisser cette rencontre de côté... sans pour autant oublier de rappeler le fait que les sirènes n'étaient pas juste belles et gentilles.
Trois mois passèrent avant que tu ne recommences à chahuter tes camarades. Lassé qu'on te traite de menteur, tu avais collé ton poing dans la figure d'un petit garçon trop familier avec toi, et à peine t'eus-ton enfermé dans ta chambre que tu avais sauté par la fenêtre et rejoint en vitesse la plage. Coucher de soleil oblige, Nymeria était encore là. L'eau n'avait pas coulé sous les ponts, mais cette fois tu te montras prudent et pris soin de la prévenir que tu étais là, avant qu'elle ne tente de noyer à nouveau.
NYMERIA — Qu'est ce que tu fais là ? C'est mon territoire !
SORA — Oh ça va, y'a pas marqué ton nom...
Elle serra les poings et plongea dans l'eau. « C'est ça, va-t-en ! » avais-tu lancé en grimpant sur le gros rocher. Et alors que tu t'apprêtais à méditer tranquillement, la fillette émergea de l'eau et te rejoignit, te faisant sursauter lorsqu'elle manqua de te cogner. Elle assit sa nageoire à côté de tes jambes, trempant ton pantalon par la même occasion, et commença à graver un nom sur la pierre à l'aide d'un coquillage trouvé au fond de l'eau. Au fur et à mesure qu'elle écrivait, tu lus à voix haute.
SORA — Ny... me... ria...
NYMERIA — Voilà ! C'est mon territoire maintenant.
SORA — Pff, moi aussi j'peux l'faire.
Tu lui arrachas le coquillage des mains et la poussa dans l'eau. Tu profitas de cet instant de répit pour graver les quatre lettres de ton prénom sous les siennes, et elle t'entraîna à nouveau dans l'eau. Cette fois-ci, elle n'avait pas l'intention de te tuer ; simplement de te faire peur. Elle te remonta assez rapidement, et après un déversement d'insultes insolites – tu étais assez vulgaire dans tes paroles parfois – vous aviez fini par vous retrouver sur le rocher qui portait vos noms.
SORA — Nymeria c'est un prénom de vieux.
NYMERIA — Sora c'est un prénom de fille.
Owned avais-tu envie de dire. Au lieu de ça, tu laissas échapper un « C'est mixte, crétine. » qui eut pour effet de... la faire rire. Tes yeux bleus s'écarquillèrent en voyant la fillette rire, expression qui lui allait tellement mieux que la moue qu'elle affichait depuis que vous vous étiez rencontrés. En se rendant compte de ce qu'elle faisait, elle se stoppa net et te fit un regard noir. « Si tu le répètes à qui que ce soit, je te coule. » Ce fut à ton tour de rire, et tu repris possession du coquillage qui traînait sur le rocher plat et grava une esperluette entre vos deux noms.
Ça aurait dû être une rencontre sans lendemain. Elle devait se cacher des humains, tu ne devais plus la revoir si tu voulais la préserver des dangers que représentaient ta "race". Pourtant, elle fut la seule personne qui, rien qu'en apparaissant, savait illuminer tes journées. Tu vins la voir tous les soirs depuis ce jour, et Nymeria devint rapidement un calmant à ton tempérament de feu. Dans la vie de tous les jours, tu semblas t'adoucir... mais ça encore une fois, il n'y a que ta mère qui le vit.
Fréquenter une sirène ne te permit pas de gagner la reconnaissance de ta famille. Nymeria était un secret ; tu savais à quel point il serait dangereux pour elle si l'on apprenait son existence, alors tu la fermais et te contentais d'écouter les "on dit" sur les sirènes qui, une fois niées par Nymeria, te faisaient bien rire.
Une fois, tu lui posas une question à laquelle elle ne sut pas répondre. Vous aviez à peine douze ans tous les deux, étiez allongés sur le N&S – rocher qui était devenu un navire sur lequel personne n'avait le droit de naviguer mis à part vous – et regardiez le coucher de soleil en vous racontant votre journée, comme à votre habitude.
SORA — Nym' ?
NYMERIA — Mmmh ?
SORA — C'est vrai qu'un baiser de sirène peut nous faire respirer sous l'eau ?
NYMERIA — ...
SORA — Alors ?
NYMERIA — Je sais pas. Tu veux essayer ?
Ton visage pâle s'enflamma tandis qu'elle éclatait de rire. « T'es folle toi ! » avais-tu répondu une fois le choc passé. Vous n'aviez plus parlé de ces choses-là par la suite. Ça n'était pas comme si ça te gênait, mais presque. Et Nymeria le savait bien. Elle avait bien plus de facilité que toi pour parler de ce sujet ; mais ça, c'était parce que cette sirène était une fille et pas un garçon.
Cette année-là, tes oncles se montrèrent particulièrement désagréables. Plus que d'habitude du moins ; ils devinrent plus froids encore avec toi, te parlèrent de plus en plus de ton père – et pas pour lui faire une éloge – et ne mâchèrent plus leurs mots. À force, leur manière d'agir avait fini par te passer par-dessus la tête, raison pour laquelle tu ne t'énervas jamais. Grâce aux aînés des Carhays, tu finis par développer un sentiment d'affection pour ce père absent. Tu finis par laisser de côté le fait qu'il avait violé ta mère, qu'il l'avait abandonnée avec cet enfant que tu étais. Quelque part dans tes rêves, tu le voyais voguant sur les mers, pensant à toi et à ta mère... sans imaginer une seconde que tu n'étais pas si loin de la réalité. C'est ta mère qui, un soir, vint dans ta chambre après que tu te sois fait gronder par ton grand-père pour avoir fait tomber un cadre contenant une photographie de feu ta grand-mère.
ALLIANA — Mon chéri, je vais te raconter une histoire.
SORA — J'ai plus six ans, j'ai pas besoin d'une histoire...
ALLIANA — Arrête de jouer les durs, je suis ta mère et tu es mon petit bébé !
SORA — Mais Mamaaan... !
Le petit sourire malicieux de ta mère t'amusas à cette instant, et elle se posa sur son lit pour commencer à conter son histoire.
« C'est l'histoire d'un homme et d'une femme que tout opposait. Elle était une petite princesse et lui un grand bandit. Lui était un nomade, voyageant de contrées en contrées, et elle était enfermée dans son château, détenue par son père et surprotégée par ses frères. Elle était bien élevée, et lui un véritable rustre sans aucune manière ! – elle se mit à rire. La première fois qu'ils se rencontrèrent, ce fut desastreux. Oh, ils n'auraient jamais dû se croiser ce jour-là, mais il faut croire qu'il y a des choses que le destin lui-même ne peut contrôler. Elle le détesta au premier abord, et quelques événements imprévus lui donnèrent envie de le connaître. Ils se revinrent très souvent, la plupart du temps par pur hasard... et toutes ces entrevues finirent par les rapprocher, inévitablement.
J'ignore qui tomba amoureux le premier. Ce fut court, mais très intense. Elle brava plus d'interdits posés par sa famille en quelques mois que dans toute sa vie, et ce sans aucun remords. Lui et elle étaient très jeunes... un peu trop peut-être, pour avoir une change d'avoir le dessus sur les adultes qui allaient à l'encontre de leur histoire. Lui se battit pour elle, mais que peut faire un enfant seul contre une armée ? Il dut partir. Tu m'entends Sora ? On le força à partir. Il ne l'a pas fait par lui-même... et je pense que c'est de sa faute à elle. Il a été contraint de partir, en lui faisant une promesse, et en lui laissant un magnifique cadeau. Mais les mois qu'ils ont passé ensemble ont été les plus beaux de leur vie, j'espère que tu comprends cette histoire ? » Tu fronças des sourcils, sans comprendre pourquoi elle t'avait conté ce récit sans queue ni tête. Ta mère t'embrassas sur le front et quitta la pièce, te laissant seul dans ton lit.
Ce n'est que deux ans plus tard que tu compris. En surprenant une conversation entre ton oncle Sebastian et ton grand-père, tu appris que toute les histoires – du moins une grosse partie, notamment celle du viol – n'était qu'un tissu de mensonges destinés à faire croire qu'Alliana Carhays n'avait pas choisi par elle-même de porter l'enfant d'un pirate, qu'il lui avait été imposé. Immédiatement après avoir fait le lien, tu avais accouru jusqu'à la plage, et attendu le crépuscule pour tout raconter à ta précieuse Nymeria. C'était un soulagement pour toi de savoir que ton paternel valait sans doute mieux que tous ces hommes sans dignité qui constituaient ton entourage quotidien.
SORA — Nym'... je veux devenir pirate.
NYMERIA — ... Sérieusement ?
SORA — Ouais. C'est comme une évidence... faut que je retrouve mon père.
NYMERIA — Ça se décide pas sur un coup de tête, les décisions comme ça faut prendre le temps de réfléchir.
SORA — J'y ai réfléchi !
NYMERIA — T'es un menteur, si t'avais réfléchi t'aurais pensé à moi !
Cette phrase aurait pu passer une quelque chose d'égoïste, si seulement elle n'avait pas eu raison. Avant que tu ne puisses répliquer – ce que tu ne comptais pas faire – Nymeria avait plongé dans l'eau, et tu eus tout juste le temps de voir sa nageoire sombrer vers les fonds marins, avant de disparaître complètement. Le lendemain, alors que tu revenais sur le N&S, tu ne retrouvas pas Nymeria.
Ses parents avaient été tués par des pirates. Tu le savais et pourtant tu n'y avais pas pensé. En voulant devenir pirate, tu t'engageais aux côtés des êtres qui l'effrayaient le plus. « Quel imbécile. T'es vraiment le pire des cons. » pensas-tu, longtemps. Tu revins tous les jours, mais Nymeria ne te pardonna toujours pas. Tous les soirs, tu revins chez toi abattu, et ton caractère d'antan reprit le dessus, tel un toxicomane n'ayant pas reçu sa dose quotidienne. Cela dura un mois, pendant lequel Nymeria ne passa jamais te voir.
Tu ne la revis qu'un mois plus tard, alors que l'un de tes amis – habitué du coin – t'entraînait dans une escapade à Huesos. Cette île était le lieu préféré des adolescents en manque de sensations fortes, car ils s'imaginaient qu'en se rendant dans la région mal fréquentée, ils allaient se faire une place dans la société. Dans le cas de Jordan, c'était parce que son marchand de père avait dû se retirer dans l'île hors juridiction. L'avantage de cette île était que tu avais beau t'appeler Carhays, personne ne te connaissait à moins d'avoir vécu à BlueBell.
SORA — Qu'est c'que tu voulais me montrer déjà ?
Jordan lui-même commençait à en avoir marre de ton tempérament blasé. Tous tes proches avaient fini par se rendre compte de ton sale état, et constater que l'enfant souriant était devenu un ado râleur leur avait amenés à conclure que tu avais grandi. Mais Jordan savait qu'il y avait autre chose qui n'allait pas. « Tu t'es fait plaquer par ta copine imaginaire, c'est ça ? » avait-il lâché avant de t'entendre lâcher un soupir agacé. Ce manque de réaction l'avait fait rire. « Tu m'frappes pas ? T'as bien raison, parce qu'une fois que je t'aurai montré ce que j'ai trouvé, tu me remercieras. » Tu ne l'avais même pas regardé et l'avait suivi sans broncher. Des tatouages saillants – ils dataient de deux semaines, tu avais fait hurler ton grand-père le soir où avait relevé tes manches au cours du repas – ornaient tes bras, dont les mains étaient enfoncées dans tes poches, et c'est alors que Jordan t'avait fait entrer dans une boutique du marché noir.
Il entra dans l'arrière boutique. C'est alors que tu te rappelas que son père baignait dans un trafic douteux à Huesos depuis qu'il avait fait faillite à BlueBell. D'après Jordan, son paternel partait des jours entiers en mer et revenait avec des trouvailles insolites qu'il revendait cher au plus offrant. Ce genre de trafic auquel tu ne t'étais jamais intéressé.
L'arrière de la boutique était sombre, mais spacieux. Des babioles jonchaient le sol, et l'odeur de poisson moisi te fis grimacer. Tu fus réticent à l'idée de suivre Jordan dans ce lieu dans lequel tu n'étais entré que deux fois dans ta vie.
JORDAN — Mon père pêchait au milieu de la mer, et regarde ce qu'il a déniché dans ses filets...
Il poussa une porte, et tu la vis. Ce grand aquarium pourtant minuscule, éclairée par des néons suffisamment blancs pour constater que l'eau était verte. Au fond de cet aquarium gisait une créature aux cheveux de jais que tu connaissais par cœur, dont le corps se terminait par une queue de poisson dont tu connaissais la couleur, mais que tu ne parvenais pas à reconnaître. Tu t'approchas en vitesse de l'aquarium et plaqua tes mains dessus, incapable de croire que ce tu faisais. À peine Jordan eut-il ouvert la bouche pour parler que tu l'avais saisi par le col.
JORDAN — T'as vu comme el–
SORA — Vous avez rien dans l'cerveau ou quoi ?! Ouvre cet aquarium, ou elle va crever !
JORDAN — Tu racontes quoi encore ? Elle est dans l'eau, elle risque ri–
SORA — Qu'est ce que tu peux être con ! FAIS LA SORTIR PUTAIN !
Sans réfléchir, tu le balanças sur le côté et frappa contre la vitre. « NYM' ! BORDEL NYMERIA, TU M'ENTENDS ?! » hurlas-tu tandis que l'immobilité de la jeune fille te faisait peur. Elle ouvrit un œil pâle et peina à te voir, mais cela te suffit. Tu fis volte-face et saisit une grosse épée qui traînait derrière toi, et frappas de toutes tes forces dans la vitre de l'aquarium, ignorant les protestations de Jordan à qui tu donnas un coup de poing si fort qu'il s'évanouit. La vitre se brisa au bout d'une dizaine de coups, déversant l'eau dans toute la pièce. Tu te précipitas comme un fou sur ta sirène, dont la pâleur t'inquiétait toujours autant.
NYMERIA — So...ra...
SORA — Tu m'as fait trop peur putain. T'es toute blanche, j'ai cru que–
NYMERIA — Eh, ça va... je suis là.
SORA — Ouais... moi aussi, j'suis là.
Sa délicieuse voix était rauque, et son sourire mince. Mais tu l'avais dit, tu étais là. Elle ferma les yeux et s'endormit dans tes bras. Lentement mais sûrement, sa queue de poisson se transforma en jambes, et tu la couvris rapidement d'une couverture qui traînait avant de sortir du marché noir. Tu marchas une bonne demi-heure avant de rejoindre le port de Huesos, avec ton amie dans les bras. Tu n'avais pas encore quinze ans, mais à cet âge-là tu étais largement capable de comprendre ce qu'il s'était passé. Elle t'expliqua lors de son réveil, alors que vous étiez sur la plage. Tu avais passé la nuit à attendre qu'elle ouvre les yeux, et avais fini par t'endormir à ton tour. Au petit matin, ta Nymeria t'avait réveillé, et surtout remercié. Elle était toujours affaiblie, mais suffisamment en forme pour te conter ses mésaventures. Tu t'en voulus, mais elle te demanda de ne pas t'en faire. C'est ce jour-là que vous vous étiez réconciliés ; et tu t'en rappellera toute ta vie car c'est aussi la dernière fois que tu vis Nymeria.
Jordan et son père vous avaient cherchés dès que l'adolescent s'était remis de son coup. Ils vous retrouvèrent peu après votre discussion, et avant même que vous n'ayez pu comprendre, ils débarquaient sur le port. Nymeria t'attrapa la main et t'entraîna sur les quais, au bord desquels elle se posta. Et alors qu'elle comptait t'entraîner avec elle, tu la forças à te lâcher.
NYMERIA — Qu'est ce que tu fabriques ?
SORA — Eh, saute dans l'eau au lieu de poser des questions !
NYMERIA — Et toi ? Viens avec moi !
SORA — T'es malade, j'respire pas dans l'eau moi !
NYMERIA — C'est pas toi qui parlait des baisers de sirène ?
Tes yeux bleus plongèrent dans les siens. Tu aurais voulu partir, mais ces gens étaient là pour elle, pas pour toi. « Nym'... vas-y sans moi. » Tu ne ferais que la gêner dans l'eau, et dans l'immédiat il fallait qu'elle fuie. « S'il te plaît Sora, viens avec moi ! » Elle parlait comme si tu avais envie de la laisser partir une nouvelle fois. Tu secouas la tête, et les cris indignés du traficant et ses collaborateurs se rapprochèrent.
SORA — Vas-y putain !
NYMERIA — J'veux pas ! Pas sans toi !
SORA — Nym', fais pas la conne... Barre toi et reviens jamais... je te retrouverai !
NYMERIA — Promis ?
SORA — Promis.
Contre toute attente, et alors que tu croyais qu'elle sauterait, elle se rapprocha et plaqua un baiser sur tes lèvres. Puis elle disparut en moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire. Tu vis les reflets rosés de sa nageoire disparaître au fond de l'océan, et un violent coup reçu sur la tête t'assoma net.
Quand tu te réveillas, tu étais dans un lit d'hôpital. Ta mère à ton chevet, les yeux rougis par des larmes versées pour s'être fait un sang d'encre, te sauta dessus. Plus tard, tu appris que tu avais été retrouvé à Huesos, et qu'une vieille connaissance de ton oncle t'avait ramené à BlueBell, où les Carhays t'avaient fait soigner vu les hématomes que tu avais reçu partout sur le corps. On t'avait passé à tabac, mais à force de te battre avec tout ce qui n'était pas d'accord avec toi, tu avais fini par devenir plutôt robuste.
Depuis ce jour, plus de trace ni de Jordan, ni de Nymeria. La sirène avait tout bonnement disparu, comme tu le lui avais demandé. Il ne tenait qu'à toi de la retrouver, et pour ça tu te détachas de ta famille. Tu ne mis que quelques mois à intégrer l'équipage du Black Key, qui te martyrisas une année durant, parce que tu étais leur "gamin". Le petit dernier, le plus jeune, qu'il fallait traumatiser à tout prix. Mais l'équipage t'aimait bien, parce que tu avais une personnalité intéressante, et surtout amusante. Un petit rien te faisait partir au quart de tour, et tu acquis une notoriété qui te permis de te faire un nom au sein de l'équipage. Bien que personne ne voulut jamais t'appeler par ton prénom. Tu avais beau avoir fêté tes dix-neuf ans, tu restais "le gamin", point final.
Bien sûr, tu n'avais pas perdu contact avec ta mère. Régulièrement, tu lui envoyais des lettres par le biais d'un coursier que tu croisais lors de tes séjours à Huesos. Tu avais deux buts dans la vie : celui de retrouver tes origines et ta moitié. Ton père et ton âme sœur.